Monsieur,
Vous avés souhaité; j’ay obeï. Voicy un livre de mes piéces. Vous me fîtes l’honneur de me dire tres gracieusement l’année derniere qu’on vous solicitoit de toutes parts pour me determiner à faire graver; vous y ajoûtates même un trait fort eloquent, qu’au moins j’auray soin de publier si vôtre délicatesse me deffend de l’ecrire. Mais permettés qu’à mon tour je fasse un peu valoir mes droits. Un homme vrayement pénétré de reconnoissance doit avoir quelques privileges en faveur de la rareté de son espéce: recevés donc, je vous suplie, ce Livre, qui, d’une certaine façon, est autant vôtre ouvrage que le mien, et faites-moy la justice de me croire avec tout l’attachement possible,
Monsieur,
Vôtre tres humble, et tres obeïssant serviteur, Couperin.
Il m’a êté impossible de satisfaire plûtôt les desirs du public en luy donnant me piéces gravées: j’espere qu’il ne me soupçonnera pas d’avoir affecté ce retardement pour piquer d’avantage sa curiosité, et qu’il me pardonnera la lenteur du travail en faveur de l’exactitude. On sçait assés qu’un auteur n’a que trop d’interest de donner une édition corecte de ses ouvrages, lorsqu’ils ont eu le bon-heur de plaire: s’il est flaté par les aplaudissemens des connoisseurs, il est mortifié par l’ignorance et les fautes des copistes: c’est le sort des manuscrits recherchés.
J’aurois voulu pouvoir m’apliquer il y a longtemps a l’impression de mes piéces. Quelques unes des occupations qui m’en ont détournées sont trop glorieuses pour moy pour m’en plaindre: il y a vingt ans que j’ay l’honneur d’estre au Roy et d’enseigner presqu’en même temps à Monseigneur le Dauphin Duc de Bourgogne et à six Princes et Princesses de la Maison Royale; ces occupations, celles de Paris et plusieurs maladies doivent estre des raisons suffisantes pour persuader que je n’ay pû trouver au plus que le temps de composer un aussi grand nombre de piéces, puisque ce livre en contient soixante et dix et je compte en donner un second volume à la fin de l’année.
J’ay toûjours eu un objet en composant toutes ces piéces: des occasion différentes me l’ont fourni. Ainsi les Titres répondent aux idées que j’ay eues; on me dispensera d’en rendre compte; cependant, comme, parmi ces Titres, il y en a qui semblent me flater, il est bon d’avertir que les piéces qui les portent sont des espéces de portraits qu’on a trouvé quelques fois assés ressemblans sous mes doigts, et que la plûpart de ces Titres avantageux sont plûtôt donnés aux aimables originaux que j’ay voulu representer, qu’aux copies que j’en ay tirées.
Il y a plus d’un an qu’on travaille à ce premier Livre. Je n’y ay épargné ny la dépense ny mes peines; et l’on ne devra qu’à cette extrême attention l’intelligence et la précision qu’on remarquera dans la gravûre.
J’y ay mis tous les agrémens nécessaires. J’y ay observé perpendiculairement la juste valeur des tems et des notes; et à proportion du sçavoir et de l’âge des personnes, on trouvera des piéces plus ou moins difficiles, à la portée des mains excélentes, des médiocres et des foibles. L’usage m’a fait connoître que les main vigoureuses et capables d’exécuter ce qu’il y a de plus rapide et de plus léger ne sont pas toûjours celles qui reüssissent le mieux dans les piéces tendres et de sentiment, et j’avoueray de bonne foy que j’ayme beaucoup mieux ce qui me touche que ce qui me surprend.
Le Clavecin est parfait quant à son etendue, en brillant par luy même; mais, comme on ne peut enfler ny diminuer ses sons, je sçauray toûjours gré à ceux qui, par un art infini soutenu par le goût, pouront ariver à rendre cet instrument susceptible d’expression: c’est à quoy mes ancêtres se sont apliqués, indépendamment de la belle composition de leurs piéces; j’ay tâché de perfectionner leurs découvertes; leurs ouvrages sont encore du goût de ceux qui l’ont exquis.
A l’egard de mes piéces, les caracteres nouveaux et diversifiés les ont fait recevoir favorablement dans le monde, et je souhaite que celles que je donne qu’on ne connoissoit point ayent autant de reüssite que celles qui sont deja connues.
J’ay été obligé, pour faciliter l’intelligence et la maniere de toucher mes piéces dans l’esprit qui leur convient, d’établir de certains signes pour marquer les agrémens, aïant conservé autant que je l’ay pû ceux qui étoient en usage: on trouvera les uns et les autres à la fin de ce livre, avec l’explication.
J’avois dessein de marquer par des chiffres les doigts dont il faudroit se servir, du moins à certains endroits qui ne sont pas indifferents; mais cela auroit jetté de la confusion dans la gravûre; d’ailleurs l’habileté de certaines personnes semble me devoir rassurer sur l’equivoque; et en tous cas, je me feray toûjours un plaisir d’eclaircir les doutes qu’on poura avoir.
Ne pourrai-je jamais, Monsieur, m’aquiter des obligations que j’ai à mes Amis, qu’avec des espéces aussi légéres que celles que je leur offre? Cependant, comme elles ont cours parmis les personnes de goût, J’ose me flater que vous voudrés bien recevoir à compte ce second Livre de mes piéces de Clavecin, et me faire l’honneur de me croire avec beaucoup de reconnoissance,
Monsieur,
Votre tres humble, et tres obeïssant Serviteur, Couperin.
Enfin, voici le second Livre de mes piéces de Clavecin, que je croyois cependant pouvoir mettre au jour dés la même année que le premier a paru. Quelques égards m’en ont détourné: 1° J’ai cru qu’il faloit laisser un intervale plus considerable pour donner le tems aux personnes qui jouent les piéces du premier de les posseder suffisamment; 2° La composition de neuf leçons de Ténébres à une et à deux voix, dont les trois du premier jour sont déja gravées et en vente; 3° Une méthode qui a pour tître L’Art de toucher le Clavecin, tres utile en general, mais absolument indispensable pour exécuter mes piéces dans le goût qui leur convient, et que j’ai jugé devoir placer entre mes deux livres; 4° Un retour d’atention pour un des illustres de nos jours qui vient de donner encore un livre de Viole, et dont je ne devois pas traverser la gravûre puisqu’il n’avoit pas interrompu celle de mon premier livre de Clavecin, aïant tous deux le même graveur; 5° Toujours des devoirs, tant à la cour que dans le public, et par dessus tout une santé tres délicate. Enfin, pour tâcher de marquer ma sensibilité aux amateurs de mon premier livre et répondre à l’empressement qu’ils font paroître pour avoir le second, je l’ai grossi de deux Ordres de plus que le précédent; aussi le vendra-t’on, par rapport à l’augmentation de dépence, 2lt de plus que l’autre.
Je ne dois pas oublier d’expliquer, avant de finir ce petit discours, que la méthode intitulée L’Art de Toucher le Clavecin, dont je viens de parler, renferme, entre autres choses, huit Préludes propres à tous les âges et à toutes les sortes de mains; que les doigts dont il faut les exécuter y sont marqués par des chifres, et même que j’ay composé ces Préludes exprés sur tous les Tons de mes Piéces, tant celles de mon premier Livre que celles dont ce second-cy est remply.
Ceux qui auront achepté la méthode en question en 1716 pouront me la renvoyer, pourvu qu’elle n’ait point été reliée ny gâtée, et je leur en feray donner gratis un autre exemplaire, de l’impression de 1717, où est un suplément relatif au second livre de mes piéces de Clavecin.
Tous ces Ouvrages se trouvent aux adresses indiquées à la première page de ce livre.
J’espére que les amateurs de mes Ouvrages s’appercevront, dans ce troisiéme livre, que je redouble d’ardeur pour continuer à leur plaire; et j’ose me flatter qu’il leur plaira, au moins, autant que les deux volumes qui l’ont précédé.
On trouvera un signe nouveau dont voici la figure ; c’est pour marquer la terminaison des Chants ou de nos Phrases harmoniques, et pour faire comprendre qu’il faut un peu séparer la fin d’un chant, avant que de passer à celuy qui le suit. Cela est presque imperceptible en general, quoy qu’en n’observant pas ce petit Silence les personnes de goût sentent qu’il manque quelque chose à l’éxécution; en un mot, c’est la diférence de ceux qui lisent de suite, avec ceux qui s’arêtent aux points et aux virgules. Ces silences se doivent faire sentir sans alterer la mesure.
On trouvera dans ce 3me livre des piéces que je nomme Piéces-croisées . On se souviendra que dans le Second, page 62, il y en a une de cette espéce, qui a pour titre Les bagatelles; c’est précisément ce que j’apelle Piéce-croisée. Ainsi celles qui porteront ce même titre devront être jouées sur deux Claviers, dont l’un soit repoussé ou retiré. Ceux qui n’auront qu’un Clavecin à un Clavier, ou êpinéte, joueront le dessus comme il est marqué et la Basse une octave plus bas; et lorsque la Basse ne poura être portée plus bas, il faudra porter le dessus une Octave plus haut. Ces sortes de piéces, d’ailleurs, seront propres à deux Flutes ou Hautbois, ainsy que pour deux Violons, deux Violes, et autres instrumens à l’unisson; bien entendu que ceux qui les exécuteront les métront à la portée des leurs.
Je suis toujours surpris (apres les soins que je me suis donné pour marquer les agrémens qui conviennent à mes Piéces, dont j’ay donné, à part, une explication assés intelligible dans une Méthode particulière, connue sous le titre L’art de toucher le Clavecin) d’entendre des personnes qui les ont aprises sans s’y assujétir. C’est une négligence qui n’est pas pardonnable, d’autant qu’il n’est point arbitraire d’y mettre tels agrémens qu’on veut. Je déclare donc que mes piéces doivent être exécutées comme je les ay marquées, et qu’elles ne feront jamais une certaine impression sur les personnes qui ont le goût vray tant qu’on n’observera pas à la lettre tout ce que j’y ay marqué, sans augmentation ni diminution.
Je demande grace à Messieurs les Puristes et Grammairiens sur le stile de mes Préfaces: j’y parle de mon Art, et si je m’assujetissois à imiter la sublimité du leur, peut-être parlerois-je moins bien du mien. J’aurois jamais pensé que mes Piéces dussent s’attirer l’immortalité; mais depuis que quelques Poëtes fameux leur ont fait l’honneur de les parodier, ce choix de préférence pouroit bien, dans les tems à venir, leur faire partager une réputation qu’elles ne devront originairement qu’aux charmantes parodies qu’elles auront inspirées. Aussi marquay-je d’avance à mes associés bénévoles, dans ce nouveau livre, toute la reconnoissance que m’inspire un société aussi flateuse, en leur fournissant, dans ce troisiéme ouvrage, un vaste champ pour exercer leur Minerve.
Il y a environ trois ans que ces pieces sont achevées. Mais, comme ma santé diminue de jour en jour, mes amis m’ont conseillé de cesser de travailler et je n’ay pas fait de grands ouvrages depuis. Je remercie le Public de l’aplaudissement qu’il a bien voulu leur donner jusqu’icy, et je crois en meriter une partie par le zele que j’ai eu à lui plaire. Comme personne n’a gueres plus composé que moy dans plusieurs genres, J’espere que ma Famille trouvera dans mes Portefeuilles dequoy me faire regretter, si les regrets nous servent a quelque chose apres la Vie; mais il faut du moins avoir cette idée pour tacher de meriter une immortalité chimerique ou presque tous les Hommes aspirent.
Mon premier dessein, en commençant l’Ordre 25e de ce Livre, étoit qu’il fût en Ut-Mineur et Majeur; mais aprés la premiere piéce en Ut-Mineur, il me vint dans l’idée d’en faire une en Mi-bemol naturel, qui fût relative audit Ordre d’Ut-Mineur (et cela pour raison). La premiere piéce et la troisiéme s’étant toutes deux trouvées égarées, on a donné cet Ordre comme on a pû, n’ayant pas jugé a propos, dans le fort de mon incommodité, de m’apliquer a la conduitte de cet Ouvrage. Si dans la suitte on retrouve ces deux piéces, j’y remédieray moy-même, ou du moins je conduiray ceux qui y remédieront. Moyennent quoy le Cartouche qui est page 48 au devant de la Visionnaire devient inutil. Mais cela ne fait aucun tort au Livre en general, ny à chaque piéce en particulier.
La pièce en question est La Princesse de Chabeuil, ou la Muse de Monaco (3me Livre, 15me Ordre).
A Monaco, le 28 juillet 1722
Monsieur Couperin,
J’ai reçu, Monsieur, la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire le 12 de ce mois et la jolie pièce qu’elle renfermoit pour ma fille. C’est un petit chat qui joue de la patte avec les grâces qui l’agacent, car il faut bien vous dire que nous appelons ainsi Mademoiselle de Chabeuil. Quand vous la jugerez digne de quelque production plus sérieuse, nous la recevrons avec la même reconnoissance.
Je voudrois déjà que votre troisième livre fût en débit. Il me feroit passer de doux moments. Je n’en ai point plus délicieux que ceux que votre Muse me donne.
Conservez-vous, Monsieur, et ne vous livrez plus tant au travail, puisque votre santé en souffre. Je vous marque en cela les sentiments du public comme les miens particuliers.
Il ne me reste qu’à vous prier de me croire toujours avec une considération et une estime infinies, Monsieur, entièrement a vous.
Le Prince de Monaco.